dimanche 20 avril 2008

Peter Handke NOVA (extrait)

NOVA (extrait)

Ce n’est que moi, originaire d’un autre village, pas très différent. Mais soyez-en persuadés, l’esprit de l’ère nouvelle parle en moi et voici ce qu’il a à vous dire. Oui, le danger existe : c’est grâce à lui que je peux parler comme je vais parler : dans la résistance. Aussi, écoutez mon poème dramatique. - ne plus glisser au fil de vos rêves, c’est bien ; mais ne vous réveillez pas les uns les autres en aboyant comme des chiens. Vous n’êtes pas des barbares, et aucun de vous n’est coupable ; dans vos crises de désespoir vous avez peut-être constaté que vous n’êtes pas du tout désespérés. Désespérés, vous seriez morts. On ne peut pas renoncer ; ne jouez donc pas les solitaires intempestifs : car si vous continuez à avoir de l’inclination pour vous-mêmes, ne voyez-vous pas dans l’abandon où vous êtes une lueur des dieux ?

(...) Le ciel est grand. Le village est grand. La paix éternelle est possible. Ecoutez la musique de caravane. Suivez le son qui pénètre tout, englobe tout, rend compte de tout, redressez-vous tout en mesurant et sachant, soyez vers le ciel. Voyez danser les pulsations du soleil et fiez-vous à votre coeur qui bout. Le tremblement de vos paupières c’est le tremblement de la vérité. Laissez s’épanouir les couleurs. (...) Allez éternellement à la rencontre. Passez par les villages.

Peter Handke, monologue final de Par les villages

dimanche 13 avril 2008

C'est ridicule. Rainer-Maria Rilke



Jorge Martins - Ma chambre

C'est ridicule. Me voilà dans ma petite chambre, moi âgé de vingt-huit ans, que personne ne connaît. Je suis assis ici et je ne suis rien. Et pourtant ce rien se met à réfléchir ; il réfléchit dans son cinquième étage, par un maussade après-midi parisien, et voici ce qu'il pense : Est-il possible, pense-t-il, qu'on n'ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et important ? Est-il possible qu'on ait eu des millénaires pour regarder, pour réfléchir, pour enregistrer et qu'on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation dans une école, pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme ? Oui, c'est possible.

Rainer-Maria Rilke Les cahiers de Malte Laurids Brigge

Pour écrire un seul vers... Rainer-Maria Rilke



« Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin.

Il faut pouvoir repenser à des chemins dans des régions inconnues, à des rencontres inattendues, à des départs que l’on voyait longtemps approcher, à des jours d’enfance dont le mystère ne s’est pas encore éclairci, à ses parents qu’il fallait qu’on froissât lorsqu’ils vous apportaient une joie et qu’on ne la comprenait pas (c’était une joie faite pour un autre), à des maladies d’enfance qui commençaient si singulièrement, par tant de profondes et graves transformations, à des jours passés dans des chambres calmes et contenues, à des matins au bord de la mer, à la mer elle-même, à des mers, à des nuits de voyage qui frémissaient très haut et volaient avec toutes les étoiles – et il ne suffit même pas de savoir penser à tout cela.

Il faut avoir des souvenirs de beaucoup de nuits d’amour, dont aucune ne ressemblait à l’autre, de cris de femmes hurlant en mal d’enfant, et de légères, de blanches, de dormantes accouchées qui se refermaient. Il faut encore avoir été auprès de mourants, être resté assis auprès de morts, dans la chambre, avec la fenêtre ouverte et les bruits qui venaient par à-coups.

Et il ne suffit même pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux, et il faut avoir la grande patience d’attendre qu’ils reviennent. Car les souvenirs ne sont pas encore cela. Ce n’est que lorsqu’ils deviennent en nous sang, regard, geste, lorsqu’ils n’ont plus de nom et ne se distinguent plus de nous, ce n’est qu’alors qu’il peut arriver qu’en une heure très rare, du milieu d’eux, se lève le premier mot d’un vers. »

Rainer-Maria Rilke - Les cahiers de Malte Laurids Brigge

jeudi 10 avril 2008

Gloria Swanson, photo by Steichen




Gloria Swanson, New York, 1924,
© Condé Nast Publications

A Clymène

Mystiques barcarolles,

Romances sans paroles,

Chère, puisque tes yeux,

Couleur des cieux,

Puisque ta voix, étrange

Vision qui dérange

Et trouble l'horizon

De ma raison,

Puisque l'arome insigne

De ta pâleur de cygne,

Et puisque la candeur

De ton odeur,

Ah ! puisque tout ton être,

Musique qui pénètre,

Nimbes d'anges défunts,

Tons et parfums,

A, sur d'almes cadences,

En ses correspondances

Induit mon coeur subtil,

Ainsi soit-il !

Paul Verlaine

lundi 7 avril 2008

mail art par Maryam Shams


source :

Commune présence - René Char

Commune présence

Tu es pressé d'écrire,

Comme si tu étais en retard sur la vie.

S'il en est ainsi fais cortège à tes sources.

Hâte-toi.

Hâte-toi de transmettre

Ta part de merveilleux de rébellion de bienfaisance.

Effectivement tu es en retard sur la vie,

La vie inexprimable,

La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t'unir,

Celle qui t'est refusée chaque jour par les êtres et par les choses,

Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés

Au bout de combats sans merci.

Hors d'elle, tout n'est qu'agonie soumise, fin grossière.

Si tu rencontres la mort durant ton labeur,

Reçois-là comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride,

En t'inclinant.

Si tu veux rire,

Offre ta soumission,

Jamais tes armes.

Tu as été créé pour des moments peu communs.

Modifie-toi, disparais sans regret

Au gré de la rigueur suave.

Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit

Sans interruption,

Sans égarement.

Essaime la poussière

Nul ne décèlera votre union.

René Char

mail art par Hania Destelle


source :

À*** René Char

À***

Tu es mon amour depuis tant d’années,

Mon vertige devant tant d’attente,

Que rien ne peut vieillir, froidir ;

Même ce qui attendait notre mort,

Ou lentement sut nous combattre,

Même ce qui nous est étranger,

Et mes éclipses et mes retours.

Fermée comme un volet de buis,

Une extrême chance compacte

Est notre chaîne de montagnes,

Notre comprimante splendeur.

Je dis chance, ô ma martelée ;

Chacun de nous peut recevoir

La part de mystère de l’autre

Sans en répandre le secret ;

Et la douleur qui vient d’ailleurs

Trouve enfin sa séparation

Dans la chair de notre unité,

Trouve enfin sa route solaire

Au centre de notre nuée

Quelle déchire et recommence.

Je dis chance comme je le sens.

Tu as élevé le sommet

Que devra franchir

Mon attente

Quand demain disparaîtra.

René Char 1948-1950

dimanche 6 avril 2008

J'écris sans voir.... D. Diderot, Lettres à Sophie Volland

J’écris sans voir. Je suis venu. Je voulais vous baiser la main et m’en retourner. Je m’en retournerai sans cette récompense ; mais ne serai-je pas assez récompensé si je vous ai montré combien je vous aime. Il est neuf heures. Je vous écris que je vous aime, je veux du moins vous l’écrire ; mais je ne sais si la plume se prête à mon désir… Ne viendrez-vous point que je vous le dise et que je m’enfuie ?

Adieu, ma Sophie, bonsoir. Votre cœur ne vous dit donc pas que je suis venu. Voilà la première fois que j’écris dans les ténèbres. Cette situation devrait m’inspirer des choses bien tendres. Je n’en éprouve qu’une, c’ est que je ne saurais sortir d’ici. L’espoir de vous voir un moment me retient, et je continue de vous parler, sans savoir si je forme des caractères.

Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime.

D. Diderot, Lettres à Sophie Volland
Posthume, 1831.

jeudi 3 avril 2008

Laisse aboyer les chiens Vidéocréation par Mauvaise herbe



source : Mauvaiseherbe


"Tu connaissais pas la consigne mon ange"....


Superbe montage photographique, où l'utilisation d'un procédé en apparence simple et répétitif renforce le caractère lancinant et pathétique de cette chanson signée Benjamin Biolay.

Il fait revivre l'instant figé comme en nos mémoires les instants tragiques gardent la prégnance d'une réalité présente.

De surcroît, l’emploi récurent du zoom donne corps au leitmotiv du refrain
« On s’approche plus, on s’avance »

D'une fluidité n'excluant ni effets de surprise, ni ruptures,
rien n’est fortuit.

Le résultat donne force et pertinence au message de sa conceptrice,
il est saisissant!

sémaphore

"Tu n'as pas suivi la consigne,mon ange
tu gis sans vie dans la cuisine orange
vêtu d'un t-shirt et d'un jean à frange"

Benjamin Biolay


mardi 1 avril 2008

Charles Juliet, Giacometti


Alberto Giacometti

par Henri Cartier-Bresson


Charles Juliet, Giacometti

Silhouettes aiguës, fragiles, maintenues à distance par leur structure filiforme, nous signifiant l’éloignement, la solitude, cette irréductible séparation qui nous coupe de notre semblable.


Visages tellement graves . Effarés. Fixés à l’extrême d’une tension où s’exacerbe ce qui les brûle.

Yeux dilatés par l’angoisse. Par le désir acharné de comprendre, de connaître, de coûte que coûte faire surgir la réponse.

Etres nus, nus, sans défense. Incapables de biaiser, de fuir, de se fermer à ce qui tant les effraie.

Atmosphère tragique. Densité des visages. Instants cruciaux où quelque chose de vital est en jeu.

Force résolue. Contraints au face à face avec ce qui, d’un moment à l’autre , pourrait les terrasser.

Affrontement. Combat. Yeux qui refusent de ciller .

L’extrême fragilité étayée par une force que rien ne fera reculer.

Un homme stupéfié. Terrorisé. Saisi juste avant cet instant où il va s’effondrer.

Peut-être sombrer dans la démence.

Assujetti au temps. Agressé par la vie. Encerclé par la mort.



Mes yeux dévorant ces yeux où s’exaspèrent des questions auxquelles ils me somment de répondre.

Renvoyé en cette région de moi-même où tout n’est qu’appréhension, peur, effroi devant l’énigme.

L’irrépressible montée de l’angoisse.

Mais j’oubliais, j’oubliais. Un homme certes réduit à bien peu. Mais un homme debout. Un homme debout. Dressé par une force quasi surhumaine qui naît une fois vaincue la peur, une fois franchi le désespoir, une fois qu’après bien des épreuves et des luttes a surgi le oui d’un définitif consentement.

Giacometti, P.O.L., 1996, p.67-69

lire aussi sur terres de femmes : Tahar Ben Jelloun, Giacometti. La rue d'un seul
http://terresdefemmes.blogs.com/alberto-giacometti.html